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Réunion Libération et Journées Mémoires du Plateau (juin 2004)

Chambon-sur-Lignon
L’hommage aux Justes

par Bernadette Sauvaget
Réforme
, le 17 juin 2004
reproduit avec autorisation

Cela n’avait pas eu lieu depuis 1986. Un hommage a été rendu aux habitants du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire) et des communes environnantes, qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont contribué à sauver des milliers de juifs. Une centaine d’anciens réfugiés se sont retrouvés sur le Plateau. Reportage.

« Est-ce Le Chambon ? » A chaque bourgade traversée, Joseph Mlynarz pose, un peu anxieusement, la question. Chargé de lourds bagages, accompagné de sa femme, il est venu spécialement d’Israël. Seulement pour trois jours. Seulement pour revoir le village de Haute-Loire où, entre 1942 et 1944, l’enfant juif qu’il était trouva refuge et échappa aux mailles d’un filet mortel. Malgré trois précédents séjours en France sur les traces de son enfance, Joseph n’avait jamais revu Le Chambon-sur-Lignon. Réfugiés là et dans les communes environnantes (Tence, Le Mazet-Saint-Voy, Fay-sur-Lignon, Saint-Agrève…), des milliers de juifs furent sauvés de la déportation et de la mort grâce à la mobilisation de la population et d’organismes comme le Secours suisse ou la Cimade.

Journées de la mémoire

Les yeux baignés de larmes, Joseph évoque, dans le car qui monte vers le Plateau, le souvenir lointain d’un dimanche heureux. Pendant la guerre, il fut invité par une famille alors qu’il vivait, lui, dans un centre pour enfants. « J’avais perdu mes parents et mon frère. Ce fut, pour moi, l’un des seuls moments de tendresse que j’ai connus pendant la guerre ».

Hans Salomon arrive, lui, de Philadelphie (Etats-Unis). Son fils l’accompagne et veille sur lui. Avant de mourir, en février dernier, sa femme lui a fait promettre qu’il retournerait cette année au Chambon. Il doit y rencontrer Maurice Cotte, le petit-fils du paysan qui le cacha et qui les a invités, lui et son fils, à dîner. Hans espère aussi revoir l’Américain Tracy Strong. Membre pendant la guerre du Fonds européen de secours aux étudiants, ce dernier avait « créé » au Chambon la fameuse Maison des Roches. Mais, pour Hans, c’est surtout celui qui le fit sortir du camp d’internement de Gurs, dans le sud de la France, et le sauva d’une déportation certaine.

De France, des Etats-Unis ou d’Israël, ils sont ainsi une bonne centaine d’anciens réfugiés à avoir fait le voyage. Du 11 au 13 juin se sont tenues sur le Plateau du Lignon les journées de la mémoire, organisées par la mairie et l’association Amis du Chambon. « Il était temps », explique simplement Pierre Sauvage, le président de l’association. Un tel rassemblement n’avait pas eu lieu depuis 1986. Hannah Liebmann acquiesce. « C’est peut-être la dernière fois que je peux revenir au Chambon », dit-elle. Discrètement, elle évoque son âge, 79 ans. Hannah (qui vit à New York) a déjà fait à trois ou quatre reprises le voyage en Haute-Loire. « La première fois, c’était en 1964. Je voulais seulement revoir le village. Pendant la guerre, nous n’étions pas des gens heureux. Nous nous demandions ce que nos parents étaient devenus. Mais ici, au Chambon, nous avons vécu des choses heureuses. » Etre accueilli d’abord, vivre en relative sécurité, manger à sa faim, sans compter quelques petites mais belles attentions. Le Suisse August Bohny, alors jeune responsable des maisons d’enfants du Secours suisse, avait institué qu’au coucher on souhaite individuellement « Bonne nuit » à chaque enfant. 

Une invisible fraternité

Ce soir-là, à la table de l’hôtel Bel Horizon, Hannah, accompagnée de son mari et de sa fille aînée, a retrouvé Hans, Rudy et (un autre) Joseph, tous des enfants d’adoption du Chambon. Les nouvelles s’échangent, les souvenirs s’égrènent. Au fil des conversations, ils rendent tous hommage au pasteur André Trocmé (voir encadré) et aux habitants du Plateau. « L’exceptionnel au Chambon et dans les environs, c’est que toute une population s’est mobilisée pour nous sauver. Pour ces gens, il était simplement normal d’aider son prochain », souligne Rudy Appel. Après la tourmente de la guerre, il a rejoint son frère qui avait émigré aux Etats-Unis dès 1938. Si d’autres ont choisi de tourner très vite la page, Rudy est revenu régulièrement au Chambon. Ici, c’est un peu chez lui. « J’ai juste plaisir à flâner dans les rues du village. »

Accroché à son appareil photo et à son Caméscope, Joseph Mlynarz ne perd rien de ces trois jours de retrouvailles. Dalia, son épouse, non plus. Elle sourit, heureuse d’être là aussi, de rencontrer des hommes et des femmes qui sont un peu de sa famille retrouvée, une sorte d’invisible fraternité.

Héros discret de ces journées comme Tracy Strong et August Bohny, André Bettex, beau vieillard de quatre-vingt-quinze ans, canne et chapeau à la main, suit doucement le mouvement. De la pension Tante Soly jusqu’au temple, les anciens réfugiés parcourent les lieux qui ont marqué leur enfance. Comme autant d’hommages à la population du Plateau qui les protégea, qui les sauva. Ancien pasteur de l’Eglise évangélique libre du Riou, André Bettex demeure le seul encore vivant de ce réseau actif de responsables religieux et politiques qui ont soutenu, organisé la résistance spirituelle de la population, alors à 90 % protestante.

« Les mesures prises contre les juifs sont illégales. La conscience ne peut que se révolter à l’égard de telles mesures. Notre devoir est de les secourir, de les cacher, de les sauver par tous les moyens possibles. Je vous conjure de le faire », lançait-il, en chaire, à ses paroissiens pendant l’été 1942. Ovationné par l’assistance, remercié par les personnalités, André Bettex accueille modestement les hommages. L’émotion est partout palpable, dense, forte. Chez le maire du Chambon, qui tente, tant bien que mal, de surmonter ses larmes afin de souhaiter la bienvenue à tous. Il y a là la chaleur et la douceur des retrouvailles mais aussi la douleur avivée du souvenir de ceux partis à jamais

« Ma patrie, c’est le Chambon », affirme l’historien israélien Elie Ben Gal, revenu là avec ses deux fils et son très jeune petit-fils. Vivant à Lyon, sa famille s’était cachée sur le Plateau. Après la guerre, Pierre Bloch, devenu depuis Elie Ben Gal, a quitté l’Hexagone pour rejoindre Israël. « J’ai personnellement écrit à de Gaulle pour renoncer à ma nationalité française. J’ai toujours dit à mes fils que la France, c’était quarante millions de pétainistes. Je voulais leur montrer une exception, celle du Chambon », explique-t-il sans détour.

Au fil des heures, chacun renoue les fils de la mémoire, de sa mémoire. Comme Claire Weill, âgée d’à peine quarante ans, frêle et déterminée. Elle cherche ici les souvenirs de ses grands-parents, de son père, réfugiés au Chambon pendant les années noires. « J’ai réalisé, il y a peu, que si mes grands-parents ne s’étaient pas réfugiés ici, je n’aurais sans doute pas vu le jour, ni ma petite fille de trois ans », dit-elle. Hans Salomon a revu Tracy Strong et a dîné chez les Cotte. « J’ai découvert récemment cette partie de l’histoire familiale. Mes grands-parents n’en ont jamais parlé », explique Maurice Cotte. Ils ne sont pas une exception. Après la guerre, sur le Plateau, la vie a repris son cours et chacun s’est tu. Comme si, de tout cela, il n’y avait pas de quoi finalement faire un plat ; comme s’il ne s’agissait que d’un héroïsme bien ordinaire.

Joseph Mlynarz, lui, est heureux, très heureux. Bien au-delà, même… La vie lui a offert un immense cadeau. Au déjeuner, par hasard, il a retrouvé l’un des fils de la famille dans laquelle il avait passé cet heureux dimanche pendant la guerre. « Je n’ai jamais oublié Joseph, ni son nom, ni l’odeur de sa pèlerine bleue de l’Assistance publique. Je m’étais toujours demandé ce qu’il était devenu », raconte Jean-Jacques Bloch. « Ce jour-là, j’étais dans une famille juive et je ne le savais pas », raconte, stupéfait, soixante ans après, Joseph Mlynarz. Les deux amis ont échangé leur adresse et déjà promis de se revoir. 

André Trocmé ou les armes de l’Esprit 

« Des pressions païennes formidables vont s’exercer sur nous-mêmes et sur nos familles pour tenter de nous entraîner à une soumission passive à l’idéologie totalitaire. Si l’on ne parvient pas tout de suite à soumettre nos âmes, on voudra soumettre tout au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit », encourageait, dès le 23 juin 1940, le pasteur André Trocmé. Aidé par son adjoint, Edouard Theis, et le directeur de l’école, Roger Darcissac, il va être à la fois la conscience et la cheville ouvrière de la mobilisation de la population en faveur des juifs réfugiés sur le Plateau. Personnage hors du commun, André Trocmé était arrivé au Chambon au milieu des années trente. Une sorte de mise au placard pour ce pacifiste et non-violent, dont les options déplaisaient fortement aux autorités officielles d’alors du protestantisme français. Par ses racines familiales (sa famille maternelle était allemande), le pasteur du Chambon connaissait parfaitement l’idéologie nazie et ses dangers. Il avait vécu de près également la montée du fascisme en Italie puisque Magda, son épouse, était d’origine italienne. André Trocmé avait aussi des liens avec l’Eglise confessante allemande : "L’Echo de la Montagne", publication locale protestante, donnait régulièrement de ses nouvelles.
© Réforme, 2004

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