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FRANCE Quand les valeurs «communautaires» protestantes ont sauvé des milliers de juifs


Le défi du Chambon
par Pierre Sauvage*
 

Le Figaro, le 13 juillet 2004


Juif né et protégé sous l'Occupation dans ce coin de France salué récemment en personne par le chef de l'État comme celui où « s'est incarnée la conscience de notre pays », je suis très sensible à cette extraordinaire reconnaissance de ce lieu « symbole de la France fidèle à ses principes, fidèle à son héritage, fidèle à son génie ». Le président, qui fut le premier à admettre officiellement, cinquante ans après la fin de guerre, la grande responsabilité de la France dans le martyre des Juifs, sera donc également celui qui, soixante après la Libération, aura proclamé avec éclat toute l'importance qu'il faut attribuer à l'action de la région du Chambon-sur-Lignon pendant la guerre.

Il a été estimé qu'environ cinq mille Juifs, dont beaucoup d'enfants, ont trouvé refuge à un moment ou à un autre dans cette France-là qui ne cessa jamais d'être libre. Et pourtant la route vers la reconnaissance publique fut longue. Il fallut plus de trente ans pour qu'une poignée d'anciens réfugiés fassent poser en face du temple protestant la plaque qui proclame que «le souvenir du juste restera pour toujours». C'est en 1982 que je retournai enfin moi-même au Chambon pour recueillir les derniers témoignages des Justes dans ce qui devint en 1989 mon documentaire Les Armes de l'esprit, diffusé à la télévision française en 1998 au milieu de la nuit.

Il y a un mois seulement, sans qu'on s'intéresse à nous au niveau national, nous avons été une centaine d'anciens réfugiés de la région à faire le pèlerinage au Chambon pour célébrer les « Journées mémoires du plateau » et pour proclamer notre attachement à cette terre d'asile où nous avons pu survivre.

Si face à la montée des intolérances, de l'antisémitisme, du menaçant repli communautaire, c'est au Chambon-sur-Lignon que le président a choisi d'appeler les Français solennellement à un sursaut devant le danger actuel, c'est bien évidemment que l'exemple du Chambon lui a paru d'une pertinence aiguë, peut-être même indispensable. Il nous faut assurément des exemples du meilleur dont nous sommes capables, individuellement et collectivement. La population du Chambon et d'une bonne partie du plateau environnant a assurément donné cet exemple. Mais un exemple de quoi, plus précisément ? Pourquoi eux ?

Bien sûr, comme le président n'a pas manqué de le relever, Le Chambon était un vieux fief huguenot. Mais l'histoire à elle seule aurait-elle poussé cette population au « choix du courage, de la générosité et de la dignité » ? Si l'Histoire à elle seule suffisait pour nous apprendre à mieux agir, le monde entier ne serait-il pas un vaste océan de fraternité et de compréhension mutuelle ?

N'est-ce pas parce que dans cette « Montagne » protestante le souvenir des persécutions subies était alors encore vivace que cette population a pu si aisément faire « du beau verbe résister leur étendard » ? Ne faut-il pas admettre que c'est parce qu'il y avait encore au Chambon et dans la région un très fort sentiment d'identité « communautaire » que cette histoire a compté, a pu jouer, a pu produire cette singulière conspiration pour le bien ? Du reste, partout en France où il y avait une importante présence huguenote il y a eu un important accueil de juifs.

Dans une dérive troublante, le mot « communauté » – sauf lorsqu'il est appliqué à la communauté nationale – est en voie de devenir péjoratif en France. Dans son discours, Jacques Chirac a demandé aux Français « de toujours porter avec fierté notre héritage ». Mais ne le ferons-nous pas encore mieux si nous reprenons l'habitude de porter également avec fierté nos héritages plus individuels ou « communautaires » ?

Certes, je suis un Français vivant aux États-Unis et je suis influencé par la vision que l'on a outre-Atlantique de ces questions-là. Comment pourtant faire l'éloge du Chambon tout en acceptant que le vilain mot « communautarisme » continue à ensevelir tout ce qu'il peut y avoir de généreux, d'ouvert aux autres, de productif dans l'appartenance fière et entière, sans équivoque, sans malaise, à une certaine communauté de valeurs ?

Si cette question compte tellement pour moi, c'est que, pour ma part, j'ai été élevé sans ce sentiment de communauté. Non seulement je ne fus pas élevé dans le culte du Chambon, mais mes parents me cachèrent jusqu'à l'âge de 18 ans qu'ils étaient juifs – que j'étais juif. Je me croyais vaguement issu de la France profonde avec laquelle, élevé très Français à New York, je n'avais pourtant guère de liens. De leurs vrais noms Léopold Smotriez et Barbara Suchowolska, un Juif plus ou moins lorrain marié à une Juive polonaise, mes parents, Léo et Barbara Sauvage (mon père fut pendant vingt-cinq ans le correspondant de ce journal à New York), m'ont transmis avec succès leur amour de la culture française et leurs sentiments profondément anticommunautaristes et même antireligieux.

Pour moi, c'était l'évidence même jusqu'à mon retour au Chambon avec ma caméra : la religion n'était qu'une source d'obscurantisme et de conflits, les êtres religieux étaient des gens bornés, repliés sur soi, fondamentalement bêtes. Ce n'est qu'en montant mon film, en visionnant un nombre incalculable de fois les témoignages des Justes du Chambon, que je commençai à déchiffrer le contenu explosif pour moi de ce qu'ils avaient à dire, malgré toute leur retenue.

Lorsque je pressai de questions Henri et Emma Héritier sur les risques d'abriter des Juifs, même aux moments les plus dangereux, Mme Héritier se contenta d'une courte réponse, définitive, suivie d'un haussement d'épaule : « On était habitués. » Autre témoignage, celui de Georgette Barraud : « Ça s'est fait tellement naturellement, on ne comprend pas qu'on fasse tant d'histoires autour ».

Mais à quoi donc la population était-elle habituée ? Comment une telle attitude pouvait-elle être si naturelle alors que c'est collectivement – fait unique en France et presque unique en Europe – que les habitants du Chambon-sur-Lignon et des communes voisines ont reçu la désignation Justes des nations, attribuée par le mémorial israélien de la Shoah, Yad Vashem ?

Me trouvant un jour au Chambon avec une cousine, nous avons croisé dans la rue Marie Brottes, qui avait agi, elle, en grande partie, parce que « les Juifs étaient le peuple de Dieu ». Aussitôt présentées, elles s'embrassèrent sans retenue, comme des soeurs qui se retrouvaient enfin après des années de séparation. Ma cousine m'expliqua les larmes qui lui étaient venues aux yeux : « C'était comme si j'embrassais un arbre. »

Pour devenir à notre tour des arbres, n'avons-nous pas besoin de racines ? Même si nous ne sommes plus religieux, beaucoup de nos ancêtres l'étaient bien. Pourquoi ne pas identifier et accepter ce qui reste d'eux en nous ? Pourquoi ne pas tirer fierté du fait que nos racines ont été irriguées par de grandes et diverses traditions religieuses ? Quelques mots essentiels me semblaient donc manquer à l'émouvant hommage du président, des mots qui paraissent aujourd'hui proscrits en France du langage d'un représentant de l'État. C'est un Juif non croyant qui ose l'écrire : ce sont des mots tels que « foi », « religion », « croyances »...

Bien sûr, on ne peut qu'applaudir le souhait du président de voir dans l'action du Chambon l'incarnation « des principes humanistes qui rassemblent notre communauté nationale », des principes « qui font la France ». On comprend qu'à la veille de notre fête nationale M. Chirac ait terminé son discours au Chambon en rappelant que la France a inscrit au fronton de ses édifices l'appel historique à la Liberté, l'Égalité, la Fraternité.

Cependant, ce n'était pas la devise de la République que le président pouvait lire sur le fronton du temple protestant en face de la cour de l'école où il prononça son allocution. C'était une injonction religieuse : « Aimez-vous les uns les autres. » C'est dans ce temple, quartier général de l'action du Chambon-sur-Lignon s'il en fut, qu'au lendemain de la signature de l'armistice avec l'Allemagne nazie les deux pasteurs du Chambon exhortèrent la population à résister « avec les armes de l'Esprit ». Aurait-il été si déplacé pour le chef de l'État laïque et républicain de traverser la rue pour se recueillir brièvement dans ce havre de mémoire et de fidélité ?

Si c'est bien une laïcité ouverte et généreuse qu'il s'agit de défendre et de promouvoir, ne devons-nous pas prendre soin de ne pas enlever à la foi ce qui lui revient en propre ? N'est-ce pas dans la spécificité des uns que se bâtit souvent l'avenir des autres ? Une meilleure connaissance des succès de la religion ne pourrait-elle pas nous être bénéfique dans la lutte contre ses excès ? La France n'a-t-elle pas encore beaucoup à apprendre de l'histoire du Chambon-sur-Lignon ?


* Réalisateur du documentaire Les armes de l'esprit, lauréat de l'Emmy de la télévision américaine; président de la Fondation Chambon (USA) et de l'association française Amis du Chambon (www.chambon.org). Ces associations travaillent [mise à jour : ont travaillé] à la création dans la région du Chambon-sur-Lignon de l'ensemble muséographique Mémoires du Plateau.

Traduction en anglais, The Challenge of Le Chambon

Article pertinent, en anglais, Fighting Anti-Semitism with Faith: Europe's Christian heritage is its deepest source of tolerance, par Joseph Loconte, National Review Online, September 23, 2004


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